Shemoṫ (5784) — L’époux de sang

Tentative de commentaire d’un passage énigmatique

Et je te bâtirai sur le saphir
30 min readJan 9, 2024
La circoncision du fils de Moïse. — Jan Baptist Weenix

Adapté d’un deḅar Tora prononcé le Shabbaṫ 25 Ṭéḅéṫ 5784 (samedi 6 janvier 2023) à la mémoire de Alain Harry Haï COHEN ע”ה et Chlomit baṫ Gueoula ע”ה, en présence de la communauté de Etz Haïm pendant la seʿouda shelishiṫ.

RESUME :

La siḏra de Shemoṫ comporte sans doute le récit le plus énigmatique de tout le corpus biblique, à savoir celui de « l’époux de sang » :

« Pendant ce voyage, il s’arrêta dans une hôtellerie; le Seigneur l’aborda et voulut le faire mourir. Séphora saisit un caillou, retrancha l’excroissance de son fils et la jeta à ses pieds en disant: “Est-ce donc par le sang que tu es uni à moi?” Le Seigneur le laissa en repos. Elle dit alors: “Oui, tu m’es uni par le sang, grâce à la circoncision!” » (Exode, 4 : 24–26)

Une atmosphère de mystère imprègne assurément la lecture de ce récit laconique, car, outre le fait que l’incident se produit de manière abrupte, aucun personnage (excepté Séphora) n’est nommé. Qui le Seigneur voulut-il faire mourir : Moïse ou l’un de ses enfants ? Pour quel motif ? Pourquoi Séphora prend-elle l’initiative de circoncire son fils, et lequel ? Que signifie « être uni par le sang » ? Nos Sages (Talmuḏ Baḅli, traité Neḏarim, 31b — 32a) expliquent que Moïse n’a pas réalisé la prescription de circoncire son fils, en raison de considérations liées à sa mission en Égypte. Cependant, l’arrêt au gîte constitue une opportunité manquée pour Moïse de réaliser cette prescription, conduisant à ce qu’il se passe dans la siḏra. Il nous paraît évident que cette explication vise à mettre en exergue l’importance capitale de réaliser la prescription de la circoncision, et vient nous montrer que, si même « l’homme de D.ieu » peut commettre une erreur (ce qui montre que l’être humain est fondamentalement libre de ses actes), alors combien cela doit nous inviter à faire preuve de la plus grande diligence en ce qui concerne l’accomplissement des commandements. Toutefois, du point de vue du peshaṭ, le mystère n’est pas élucidé : les Hébreux n’ont pas eu recours à la circoncision pendant leur quarante années de pérégrination dans le désert, sans pour autant craindre pour leur vie (Josué, 5 : 2–7) !

Cet épisode n’est pas sans rappeler d’autres où un émissaire de D.ieu se fait soudainement attaquer : Jacob qui affronte l’ange (Genèse, 32 : 25–30) et Balaam, sur son ânesse, qui se fait attaquer par un ange sur son chemin (Nombres, 22 : 21–35). Ces deux épisodes sont en réalité des paraboles prophétiques, préfigurant ce qu’il se passerait par la suite : l’affrontement entre Jacob et l’ange amorce la réconciliation entre Jacob et Esaü, et Balaam, de la même manière que son ânesse n’a pu parler dans cette vision que ce que D.ieu lui édicte, ne pourra dire que ce que D.ieu lui dira lorsqu’il rencontrera Balak. Dans notre siḏra, il semblerait qu’il s’agisse également d’une préfiguration de ce qu’il se passera ensuite. L’épisode de l’époux de sang fait directement suite à l’annonce de la plaie des premiers-nés, laissant suggérer le fait que c’est Gersom qui a été attaqué. Sa circoncision pourrait donc constituer un signe : Israël, qualifié par D.ieu de premier-né, sera épargné de la plaie en répandant le sang de l’agneau pascal sur les poteaux et le linteau des demeures dans lesquelles il habite, agneau pascal que seul les circoncis peuvent consommer. Ainsi, ce passage vient préfigurer les évènements aboutissant à la libération des Hébreux, comme il est dit : « Je passai près de toi, je t’aperçus baignée dans ton sang, et je te dis: Vis dans ton sang! je te dis: Vis dans ton sang! » (Ezéchiel, 16 : 6).

DEVELOPPEMENT :

La siḏra de Shemoṫ comporte sans doute le récit le plus énigmatique de tout le corpus biblique, à savoir celui de « l’époux de sang » :

וַיְהִ֥י בַדֶּ֖רֶךְ בַּמָּל֑וֹן וַיִּפְגְּשֵׁ֣הוּ יְהֹוָ֔ה וַיְבַקֵּ֖שׁ הֲמִיתֽוֹ׃ וַתִּקַּ֨ח צִפֹּרָ֜ה צֹ֗ר וַתִּכְרֹת֙ אֶת־עׇרְלַ֣ת בְּנָ֔הּ וַתַּגַּ֖ע לְרַגְלָ֑יו וַתֹּ֕אמֶר כִּ֧י חֲתַן־דָּמִ֛ים אַתָּ֖ה לִֽי׃ וַיִּ֖רֶף מִמֶּ֑נּוּ אָ֚ז אָֽמְרָ֔ה חֲתַ֥ן דָּמִ֖ים לַמּוּלֹֽת׃

Et c’est sur la route, au gîte: le Seigneur le rencontra, il chercha à le faire mourir. Séphora prit un silex, trancha le prépuce de son fils et avec le toucha à ses pieds. Elle dit: « Oui, toi, tu es pour moi un époux de sang. » Il le relâcha. Alors, elle dit: « Un époux de sang, par les circoncisions ! » — Exode, 4 : 24–26¹

Une atmosphère de mystère imprègne assurément la lecture de ce récit laconique, car, outre le fait que l’incident se produit de manière abrupte et semble sans rapport avec les versets précédents, nous nous posons plusieurs questions du fait qu’aucun personnage (excepté Séphora) n’est nommé. Qui le Seigneur voulut-il faire mourir : Moïse ou l’un de ses enfants ? S’il s’agit de Moïse, pourquoi D.ieu voudrait-Il le faire tuer alors qu’Il venait de lui ordonner de se rendre en Egypte ? En revanche, s’il s’agit de l’un de ses enfants, lequel : Gersom ou Eliézer (qui n’est pas nommé dans ce chapitre, mais seulement plus loin²) ? Pourquoi Séphora prend-elle la décision de circoncire son fils ? Lequel circoncit-elle ? Cela implique-t-il le fait que Moïse a sciemment négligé de le faire auparavant ? D’ailleurs, dans l’optique où ce n’est pas lui qui manque de mourir, pourquoi n’entreprend-il pas lui-même à la circoncision de son fils ? Enfin, que signifie les expressions חֲתַן־דָּמִים אַתָּה לִי (ḥaṫan-damim atta li) — « tu es pour moi un époux de sang »³ — et חֲתַן דָּמִים לַמּוּלֹת (ḥaṫan damim lammouloṫ) — « un époux de sang, par les circoncisions », et à qui Séphora les dit-elle ?

Moïse châtié pour avoir négligé la circoncision de son fils ?

Selon Rashi, citant la Gemara, Moïse a été châtié pour avoir négligé la circoncision de son fils (Eliézer selon Rashi) :

« Parce qu’il n’avait pas circoncis son fils Eliézer. Et cette négligence le rendait passible de mort. Une barayetha nous apprend : Rabbi Yosé a enseigné : Loin de nous l’idée qu’il ait pu se montrer négligent ! Mais il a fait le raisonnement suivant : “Vais-je circoncire l’enfant et me mettre en route ? L’enfant sera en danger pendant trois jours ! Vais-je le circoncire et attendre trois jours [pour la guérison] ? Le Saint béni soit-Il m’a pourtant ordonné : “Va, retourne en Egypte !”” Pourquoi, alors, a-t-il été puni ? Parce qu’il s’est préoccupé d’abord de son hébergement [au lieu de procéder immédiatement à la circoncision] » (Rashi sur Exode, 4 : 24 [traduction d’après Torah-Box])

Remettons le commentaire de Rashi dans le contexte de la Gemara qu’il cite :

« Il a été enseigné : Rabbi Yehoshouʿa bén Qorḥa a dit : Grande est la circoncision, car tous les actes méritoires accomplis par Moïse, notre maître, ne lui ont pas résisté lorsqu’il a fait preuve d’apathie envers la circoncision, comme il est écrit : “le Seigneur le rencontra, il chercha à le faire mourir” (Exode, 4 : 24). Rabbi Yosé dit : Dieu nous préserve que Moïse ait été apathique à l’égard de la circoncision, mais il a raisonné ainsi : “Si je circoncis [mon fils] et que je pars [immédiatement] [en mission auprès de Pharaon], je mettrai sa vie en danger, comme il est écrit : ‘Or, le troisième jour, comme ils étaient souffrants’ (Genèse, 34 : 25). Si je le circoncis et que j’attends trois jours, mais que le Saint, béni soit-Il, m’a ordonné : ‘Va, retourne en Égypte’ (Exode, 4 : 19). Pourquoi alors Moïse a-t-il été puni ? Parce qu’il s’occupa d’abord du gîte, comme il est écrit : ‘Et c’est sur la route, au gîte’ (Exode, 4 : 24). Rabban Shimʿon bén Gamliel dit : Satan n’a pas cherché à tuer Moïse mais l’enfant, car il est écrit : ‘Oui, toi, tu es pour moi un ḥaṫan [époux] de sang’ (Exode, 4 : 25). Va et vois : qui est appelé ḥaṫan? Certainement l’enfant [à circoncire]. » (Talmuḏ Baḅli, traité Neḏarim, 31b — 32a)

Trois opinions différentes sont présentées pour répondre à la question : qui D.ieu voulut-Il faire mourir, et pourquoi ? Nous les exposerons et les commenterons comme suit :

(1) Selon Rabbi Yehoshouʿa bén Qorḥa, c’est Moïse que D.ieu voulut faire mourir, car il a négligé la prescription de circoncire son fils. Cette opinion paraît difficile à admettre de prime abord car comment se pourrait-il que Moïse, désigné par D.ieu Lui-Même pour être son envoyé, ait pu oublier d’avoir circoncis son fils ? De plus, il apparaît que les voyageurs sont exemptés de cette prescription, en raison d’un danger médical (donc un danger de mort) pouvant survenir. Le Livre de Josué nous raconte que les Hébreux n’ont pas pu accomplir la prescription de se circoncire durant leurs quarante années de pérégrinations dans le désert, et nous constatons qu’ils n’ont jamais été châtiés par la mort pour cela. De plus, d’après les termes de l’alliance contractée avec Abraham, celui qui subit la peine de retranchement est bien celui qui est incirconcis et laisse son incirconcision en l’état, et non celui qui échoue à faire circoncire son enfant !

(2) L’opinion de Rabbi Yosé, qui s’accorde avec Rabbi Yehoshouʿa bén Qorḥa sur le fait que c’est Moïse que D.ieu voulut faire mourir pour ne pas avoir circoncis son fils, n’admet pas que Moïse aurait pu oublier, purement et simplement, d’avoir circoncis son fils. Ainsi, pour résoudre cette difficulté, Rabbi Yosé met en scène un Moïse confronté à un choix cornélien : il procède à la circoncision de son fils, en conséquence de quoi, il retarde sa mission en Egypte ; ou il repousse la circoncision de son fils pour pouvoir arriver en Egypte le plus rapidement possible pour accomplir ce que D.ieu lui a ordonné. Seulement, en arrivant au gîte, alors qu’il avait l’occasion d’accomplir cette prescription, Moïse s’en est allé vaquer à ses affaires personnelles, d’où le fait que D.ieu chercha à le faire mourir. Bien que cette opinion, en tenant compte du fait que circoncire un nourrisson avant d’entreprendre un voyage est source de danger pour lui, permette « d’excuser » la négligence supposée de Moïse, n’est pas sans écueil. En effet, s’interroge Pr. Lawrence H. Fink¹⁰, pourquoi condamner Moïse à mort s’il s’est empressé d’accomplir l’ordre de D.ieu d’aller en Egypte ? De plus, ajoute-t-il, si la non-circoncision de son fils s’avérait si problématique, pourquoi D.ieu n’a-t-Il pas instruit Moïse de circoncire son fils lors de leur conversation passée ? Enfin, note Allen S. Maller, cette opinion, bien que visant à prendre la défense de Moïse, dépeint D.ieu, in fine, de manière négative, car « rendre Moïse mortellement malade parce qu’il a tardé à accomplir un commandement pendant quelques heures fait de Dieu un maître d’œuvre très sévère. »¹¹

(3) Tandis que les opinions précédentes considèrent, de fait, que l’expression חֲתַן דָּמִים (ḥaṫan damim) désigne Moïse, Rabban Shimʿon bén Gamliel, quant à lui, pense que ce terme désigne l’enfant non-circoncis de Moïse¹². En revanche, cette opinion non plus n’est pas dénuée d’objections : pourquoi punir l’enfant pour la négligence des parents ? D’ailleurs, pour Fink¹³, si c’est l’enfant que D.ieu voulut faire mourir, alors il faudrait jeter l’opprobre sur Moïse, qui ferait preuve d’échec dans sa confiance en D.ieu. En effet, si Moïse avait une confiance absolue en D.ieu, il aurait dû circoncire son fils et retourner en Egypte immédiatement ensuite.

In fine, nous devons nous demander pourquoi toutes ces opinions ont-elles été formulées ? En réalité, elles viennent commenter un propos précis de Rabbi Yehoshouʿa bén Qorḥa mentionné dans la Mishna concernant la prescription de la circoncision, à savoir : « elle est si grave que, même en faveur du législateur Moïse, elle ne fut pas suspendue une heure »¹⁴, propos qui s’inscrit lui-même dans toute une série de déclaration de nos Sages sur l’importance capitale de la prescription de la circoncision (peut-être, comme le suggère Dr. Joshua Kulp¹⁵, en réponse aux polémiques anti-circoncision en vogue à cette époque). Or, nonobstant le fait que le propos de Rabbi Yehoshouʿa bén Qorḥa, en invoquant la figure de Moïse, vient pour insister sur la gravité de la circoncision, ses propos interrogent : comment se fait-il que le père des prophètes, « avec qui le Seigneur avait communiqué face à face »¹⁶, ait pu se montrer négligent à l’égard de cette prescription ? Il s’avère que les trois opinions que nous avons présentées plus haut viennent nous enseigner une doctrine fondamentale, à savoir que même les personnages les plus importants peuvent commettre des erreurs, car, comme le rappelle Ḥakham Pr. José Faur, l’être humain, du fait qu’il est créé à l’image de D.ieu, est fondamentalement libre de ses actions :

« Dans le monde créé, il existe un être spécial dont la particularité fondamentale consiste à avoir été créé à l’image de Dieu, c’est-à-dire à disposer d’une parfaite liberté de choix (beḥira). Bien que l’homme soit limité dans sa vie corporelle, il est libre dans sa vie rationnelle. Il est libre dans un double sens : dans le sens où ces activités rationnelles ne sont pas déterminées par un destin extérieur à lui, et dans le sens où ces activités ne sont pas l’effet nécessaire de son propre mécanisme interne. La liberté de l’homme est parfaite ; il est libre même devant Dieu. Il a même le pouvoir de mentir à Dieu (voir Genèse, 4 : 9). Ni la sagesse, ni la piété, ni la sainteté ne peuvent altérer la parfaite liberté humaine. Le roi Salomon était très sage, mais néanmoins il était un pécheur. Le roi David, symbole hébreu de piété, était responsable des péchés de meurtre et d’adultère. Moïse, décrit comme “l’homme de Dieu”, qui “parlait face à face” avec le Seigneur, a péché (Nombres, 20 : 12 ; cf. Deutéronome, 1 : 37 ; 4 : 21), ce qui implique qu’il était libre. » (R. José Faur, The Naked Crow, p. 105–106)

Tenant compte de cela, le message que veut nous faire passer Rabbi Yehoshouʿa bén Qorḥa (ainsi que les opinions visant à l’éclaircir) devient limpide : nous devons nous empresser d’accomplir les prescriptions de la Tora, et ne pas nous montrer négligent quant à leur accomplissement, en particulier celle de la circoncision, car, bien que pouvant être accomplie toute la journée du huitième jour du nourrisson, elle doit néanmoins être accomplie dès que possible, sans la retarder¹⁷. De fait, la leçon que les Sages mentionnés précédemment veulent nous faire passer est que si Moïse, « l’homme de Dieu »¹⁸, ayant été sévèrement châtié pour avoir négligé ou repoussé une prescription essentielle de la Tora, combien, à plus forte raison, le public doit se montrer diligent dans la pratique des commandements de la Tora¹⁹. En revanche, quand bien même ce passage de la Gemara est éloquent d’un point de vue homilétique, elle n’explique pas clairement le peshaṭ : l’identité de celui que D.ieu cherche à faire mourir n’est finalement pas déterminée. Est-ce Moïse ou son fils ? D’ailleurs, tandis que les Sages que nous avons mentionné sont silencieux à ce sujet, Rashi identifie le fils comme étant Eliézer, sans doute en raison du fait que, puisqu’il s’agit du dernier-né de Moïse, il paraît impensable que Moïse n’ait pas circoncis son fils aîné Gersom. Cependant, Eliézer n’est pas nommé dans les passages précédant l’épisode de « l’époux de sang ». Finalement : que nous est-il raconté exactement dans cette scène ? Moïse a-t-il réellement négligé la circoncision d’un de ses deux fils ?

Une préfiguration de la plaie de la mort des premiers-nés ?

Regardons plus en détail ce qu’il se passe exactement dans cet épisode, qui débute ainsi :

וַיְהִ֥י בַדֶּ֖רֶךְ בַּמָּל֑וֹן וַיִּפְגְּשֵׁ֣הוּ יְהֹוָ֔ה וַיְבַקֵּ֖שׁ הֲמִיתֽוֹ׃

“Et c’est sur la route, au gîte: le Seigneur le rencontra, il chercha à le faire mourir.” — Exode, 4 : 24²⁰

La conjugaison des verbes וַיִּפְגְּשֵׁהוּ (ṿayyifgeshéhou) — « le rencontra » — et הֲמִיתוֹ (hamiṫo) — « le faire mourir » — suggère que cela se réfère à un personnage qui est déjà mentionné auparavant. La première personne à laquelle nous pensons est Moïse, car, précédemment, il nous est rapporté que D.ieu s’est adressé à Moïse²¹. Bien que, à première vue, il ne nous paraît pas clair pourquoi D.ieu chercherait à tuer son propre émissaire, force est de constater qu’il ne s’agit pas de la seule fois dans la Bible hébraïque que cela arrive : Jacob, alors qu’il suit l’ordre de D.ieu de retourner dans sa terre natale, se fait attaquer par une entité angélique ; et, assez similairement à notre passage, Balaam, alors que D.ieu finit par approuver son départ pour rejoindre Balak, se fait attaquer par un ange de D.ieu sur son chemin.

Au passage, lorsqu’il est écrit : « le Seigneur le rencontra, il chercha à le faire mourir », il s’agit, selon la plupart des traductions anciennes²² et des commentateurs (Juifs et non-Juifs), comme étant un ange de D.ieu, la raison étant que la Tora, ne s’adressant pas qu’à des philosophes, attribue tout ce qu’il se passe à la Cause Première — D.ieu Lui-même –, faisant fi des causes intermédiaires²³. En l’occurrence, le terme « ange » (en hébreu : מַלְאַךְ [malʾakh]) peut désigner les forces de la nature, comme il est écrit : « Des vents tu fais tes messagers [en hébreu : מַלְאָכָיו (malʾakhaṿ)]; des flammes ardentes, tes ministres. »²⁴ Ainsi, le fait que tout ce qui arrive à Moïse soit si soudain, ce qui est montré par l’expression וַיִּפְגְּשֵׁהוּ יְיָ (ṿayyifgeshéhou HaShém) — « le Seigneur le rencontra » –, peut nous faire comprendre que Moïse est tombé gravement malade²⁵. Seulement, est-ce vraiment Moïse qui tombe subitement malade ? En effet, nous avons tendance à séparer l’épisode de « l’époux de sang » des versets qui le précèdent. Au bout du compte, est-ce judicieux de procéder ainsi ? Regardons ces versets plus attentivement :

וַיֵּ֨לֶךְ מֹשֶׁ֜ה וַיָּ֣שׇׁב ׀ אֶל־יֶ֣תֶר חֹֽתְנ֗וֹ וַיֹּ֤אמֶר לוֹ֙ אֵ֣לְכָה נָּ֗א וְאָשׁ֙וּבָה֙ אֶל־אַחַ֣י אֲשֶׁר־בְּמִצְרַ֔יִם וְאֶרְאֶ֖ה הַעוֹדָ֣ם חַיִּ֑ים וַיֹּ֧אמֶר יִתְר֛וֹ לְמֹשֶׁ֖ה לֵ֥ךְ לְשָׁלֽוֹם׃ וַיֹּ֨אמֶר יְהֹוָ֤ה אֶל־מֹשֶׁה֙ בְּמִדְיָ֔ן לֵ֖ךְ שֻׁ֣ב מִצְרָ֑יִם כִּי־מֵ֙תוּ֙ כׇּל־הָ֣אֲנָשִׁ֔ים הַֽמְבַקְשִׁ֖ים אֶת־נַפְשֶֽׁךָ׃ וַיִּקַּ֨ח מֹשֶׁ֜ה אֶת־אִשְׁתּ֣וֹ וְאֶת־בָּנָ֗יו וַיַּרְכִּבֵם֙ עַֽל־הַחֲמֹ֔ר וַיָּ֖שׇׁב אַ֣רְצָה מִצְרָ֑יִם וַיִּקַּ֥ח מֹשֶׁ֛ה אֶת־מַטֵּ֥ה הָאֱלֹהִ֖ים בְּיָדֽוֹ׃ וַיֹּ֣אמֶר יְהֹוָה֮ אֶל־מֹשֶׁה֒ בְּלֶכְתְּךָ֙ לָשׁ֣וּב מִצְרַ֔יְמָה רְאֵ֗ה כׇּל־הַמֹּֽפְתִים֙ אֲשֶׁר־שַׂ֣מְתִּי בְיָדֶ֔ךָ וַעֲשִׂיתָ֖ם לִפְנֵ֣י פַרְעֹ֑ה וַאֲנִי֙ אֲחַזֵּ֣ק אֶת־לִבּ֔וֹ וְלֹ֥א יְשַׁלַּ֖ח אֶת־הָעָֽם׃ וְאָמַרְתָּ֖ אֶל־פַּרְעֹ֑ה כֹּ֚ה אָמַ֣ר יְהֹוָ֔ה בְּנִ֥י בְכֹרִ֖י יִשְׂרָאֵֽל׃ וָאֹמַ֣ר אֵלֶ֗יךָ שַׁלַּ֤ח אֶת־בְּנִי֙ וְיַֽעַבְדֵ֔נִי וַתְּמָאֵ֖ן לְשַׁלְּח֑וֹ הִנֵּה֙ אָנֹכִ֣י הֹרֵ֔ג אֶת־בִּנְךָ֖ בְּכֹרֶֽךָ׃

Là-dessus Moïse s’en retourna chez Jéthro, son beau-père et lui dit: “Je voudrais partir, retourner près de mes frères qui sont en Égypte, afin de voir s’ils vivent encore.” Jéthro répondit à Moïse: “Va en paix.” L’Éternel dit à Moïse, en Madian: “Va, retourne en Égypte; tous ceux-là sont morts qui en voulaient à ta vie.” Moïse emmena sa femme et ses enfants, les plaça sur un âne et reprit le chemin du pays d’Égypte. Moïse tenait la verge divine à la main. L’Éternel dit à Moïse: “Maintenant que tu te disposes à rentrer en Egypte, sache que tous les miracles dont je t’aurai chargé, tu les accompliras devant Pharaon mais moi je laisserai s’endurcir son cœur et il ne renverra point le peuple. Alors tu diras à Pharaon: ‘Ainsi parle l’Éternel: Israël est mon fils, mon aîné²⁶; or, je t’avais dit: Laisse partir mon fils, pour qu’il me serve et tu as refusé de le laisser partir. Eh bien! moi, je ferai mourir ton fils premier-né.’” — Exode, 4 : 18–23

Bien qu’Ibn Ezra²⁷ critique sévèrement ceux qui pensent que les mots que nous avons mis en exergue s’adressent à Moïse (en effet, le contexte indique clairement que c’est ce que Moïse est supposé annoncer à Pharaon), nous ne pouvons nous empêcher d’établir un lien entre ce passage et l’épisode de « l’époux de sang ». En effet, Pr. Nahum M. Sarna²⁸ remarque que, non seulement l’expression « Et c’est sur la route » (verset 24) établit un lien chronologique avec la mention du départ de Moïse et de sa famille vers l’Egypte au verset 20, mais, en plus, le texte emploie des expressions similaires, indiquant un lien entre l’épisode de « l’époux de sang » et les versets qui le précèdent :

¹ Traduction d’après Samuel Cahen

Ainsi, si nous prenons en considération cela, lorsque le texte dit : « le Seigneur le rencontra, il chercha à le faire mourir », il ne s’agirait pas de Moïse, mais de l’un de ses deux fils²⁹. Plus précisément : lequel ? Nous serions tenté de répondre qu’il s’agit d’Eliézer, le dernier-né de Moïse, mais, comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, son nom n’est pas mentionné. En revanche, du point de vue de la narration, il semble plus cohérent d’envisager qu’il s’agit en réalité de Gersom, le fils aîné de Moïse³⁰. En revanche, si nous envisageons cette possibilité, que ce serait effectivement Gersom qui tombe subitement malade et qui se fait circoncire, que viendrait nous raconter cet épisode ? Peut-être serait-il convenable de reprendre les exemples d’occurrences où un émissaire de D.ieu se fait soudainement attaquer :

· Dans le cas de la lutte entre Jacob et l’ange, le récit s’inscrit dans la continuité de la confrontation entre Jacob et Esaü. La confrontation a lieu dans le gué de Jaboc³¹, qui se situe à la frontière du futur territoire d’Israël³². Le combat constitue, en réalité, une préfiguration de la rencontre à venir entre Jacob et Esaü : Jacob n’est plus celui qui agit par la ruse, mais par droiture (d’où son changement de nom en « Israël »³³), reconnaissant la légitimité des droits de son frère ; et Esaü (représenté ici par l’ange) reconnaît que Jacob est digne d’être l’héritier d’Abraham et d’Isaac, et de recevoir les bénédictions familiales, et d’hériter la terre d’Israël. De fait, la confrontation est une parabole prophétique amorçant la rencontre à venir entre Jacob et Esaü, et de pouvoir entamer la réconciliation entre les deux frères³⁴.

· Concernant Balaam, alors qu’il veut diriger son ânesse là où il envie d’aller, l’ânesse s’écarte du chemin à cause de l’ange avec une épée (que Balaam ne voit pas) se tenant devant elle, et ce, à trois reprises, ce qui met Balaam en colère et le pousse à frapper son ânesse, qui finit par parler seulement parce que D.ieu lui en donne la possibilité. Par la suite, l’ange finit par se révéler à Balaam, et lui apprend que son ânesse s’est écarté de son chemin seulement parce qu’elle l’a vue. Et, alors que Balaam reconnaît son erreur et demande à l’ange s’il doit rebrousser chemin, l’ange lui fait savoir qu’il pourra continuer sa route pour rejoindre Balak, avec cependant la condition suivante : « la parole que je te dicterai, celle-là seule tu la diras. »³⁵ Comme le montre Rav Joshua Waxman³⁶, ce récit est une parabole prophétique préfigurant ce qui arrivera ensuite : en effet, alors que Balak veut conduire Balaam à maudire les Hébreux, ce dernier les bénit, et ce, à trois reprises, mettant alors Balak en colère, ce à quoi Balaam répond : « ce que dira l’Éternel, je le dirai. »³⁷ Ainsi, dans le récit de l’ânesse, Balaam joue le rôle de Balak, qui veut amener son émissaire à réaliser ses desseins coûte que coûte, et son ânesse joue le rôle de Balaam lui-même, qui ne peut dire que ce que D.ieu lui édicte.

De même, dans l’épisode de « l’époux de sang », nous avons possiblement une préfiguration de ce qu’il se passera par la suite : la plaie de la mort des premiers-nés. Effectivement, comme le montre Sarna, la structure narrative du Ḥoumash Shemoṫ établit un parallèle entre les deux évènements :

« La présentation de l’épisode de la circoncision après la référence au premier-né fournit un cadre littéraire astucieusement travaillé pour l’ensemble du récit, qui englobe la lutte pour la libération de l’oppression de Pharaon. Cette lutte commence avec le départ de Moïse pour retourner en Égypte (v. 20), et sa conclusion réussie est signalée par la mort du premier-né égyptien (12 : 29–36). Cette dernière est immédiatement suivie par la loi exigeant la circoncision comme condition préalable à la participation au sacrifice pascal (12 : 43–49), qui à son tour est suivie par la loi du premier-né (13 : 1, 11–15). Cela résulte en un chiasme organisé thématiquement :

A Premier-né (4 :22–23)

B Circoncision (4 : 24–26)

B Circoncision (12 : 43–49)

A Premier-né (13 : 1, 11–15) »

(Sarna, N., Exodus (JPS Translation), pp. 24–25 [traduction libre])

Il n’est pas impossible de supposer, comme le suggère Ibn Kaspi³⁸, que, si Séphora, instinctivement³⁹, procède à la circoncision de son fils⁴⁰, ce serait en raison d’une croyance populaire antique selon laquelle le sang aurait des vertus médicales, ou, comme nous pourrions le supposer, apotropaïques⁴¹. Mais, quoiqu’il en soit, cet acte met fin au mal qui frappe Gersom, ce qui est une préfiguration évidente de ce qu’il se passera plus tard, à savoir le fait que, pour être épargnés de la plaie des premiers-nés, les Hébreux devront répandre le sang de l’agneau pascal sur « les deux poteaux et le linteau des maisons »⁴², agneau pascal que seuls les circoncis peuvent consommer⁴³,⁴⁴.

Au passage, si l’expression חֲתַן־דָּמִים (ḥaṫan-damim) — « époux de sang » — paraît tant inintelligible, c’est sans doute en raison du fait que la Tora conserve une expression ancienne dont le sens a fini par se perdre au fil des siècles⁴⁵. Toutefois, il est peut-être possible d’avoir une idée de ce que cette expression aurait pu dire : comme le rapporte Sarna⁴⁶, la racine sémitique ḥ-t-n signifie en arabe « circoncire » (h̲atana), ainsi que « protéger » (tout comme le terme h̲atānu en akkadien). Ainsi, selon Sarna, Séphora pourrait vouloir dire : « Tu es désormais circoncis [et ainsi] protégé pour moi au moyen du sang — le sang de la circoncision », sachant que, incidemment, le mot פֶּסַח (pesaḥ) que nous retrouverons plus tard signifie également « protéger »⁴⁷.

Ainsi, comme l’explique le Rav Yoel Bin-Nun, le récit ne vise pas à montrer que Moïse a commis de péché à ce moment-là (le texte ne faisant aucunement mention d’une quelconque faute), mais il s’agit plutôt de mettre en exergue l’importance de la circoncision en vue de la consommation de l’agneau pascal, et, in fine, à la libération du peuple d’Israël de leur esclavage en Egypte :

« Il s’agit de la circoncision de “Mon fils, mon premier-né Israël”, par opposition à la plaie qui a frappé “ton fils, ton premier-né” de Pharaon. Cela n’est compréhensible que si le fils incirconcis était le premier-né et non son frère cadet. “Ton fils, ton premier-né” de Pharaon s’oppose à “Mon fils, mon premier-né, Israël”, et aussi au premier-né de Moïse qui n’avait pas été circoncis. Il ne s’agit pas d’une punition infligée à Moïse, car il n’y a ici aucune mention d’un quelconque péché. Il s’agit plutôt d’un signe concernant la circoncision, qui retarde la sortie d’Egypte de “Mon fils, mon premier-né, Israël”, tout comme il retarde la mission de Moïse. Ce signe a été donné spécifiquement à travers le premier-né de Moïse, car ses frères en Égypte étaient circoncis⁴⁸ et leur identité était claire. » (R. Yoel Bin-Nun, “Shemot | Moshe’s Identity Struggle — Which Child Was Not Circumcised, and Why?” [traduit en anglais par David Strauss], site de la Yeshivat Har Etzion [en ligne]).

Désormais que nous avons vu en quoi l’épisode de « l’époux de sang » peut être éclairci si nous le comprenons comme étant une préfiguration des évènements conduisant à la libération du peuple d’Israël, il nous reste à comprendre un dernier point : pourquoi ne pas avoir circoncis Gersom au départ ?

Moïse : un Hébreu, un Egyptien ou un Midianite ?

Au début de la siḏra de Shemoṫ, il nous est raconté que Moïse naît dans une famille de Lévites. Cependant, étant un nouveau-né mâle et risquant donc d’être tué par les Egyptiens, sa mère prend la décision de le déposer, à l’aide d’un berceau, sur les eaux du Nil. Moïse sera recueilli par la fille de Pharaon, et sera élevé en tant qu’Egyptien dans la maison royale. Cependant, Moïse s’identifiait à la souffrance de son peuple, et le texte nous le montre en répétant à plusieurs reprises « ses frères » pour désigner les Hébreux :

« Or, en ce temps-là, Moïse, ayant grandi, alla parmi ses frères et fut témoin de leurs souffrances. Il aperçut un Égyptien frappant un Hébreu, un de ses frères. Il se tourna de côté et d’autre et ne voyant paraître personne, il frappa l’Égyptien et l’ensevelit dans le sable. » (Exode, 2 : 11–12)

Or, lorsque Moïse est en terre de Madian, les filles de Réouël⁴⁹ le présentent comme étant un Egyptien. Certes, sans doute en raison de ses vêtements, mais, de manière plus approfondie selon le Rav Bin-Nun, parce que l’identité réelle de Moïse, désormais éloigné de ses frères, est mise à rude épreuve :

« Comment, alors, Moïse est-il devenu un “homme égyptien” dans l’esprit des filles du prêtre de Madian ? La réponse simple — basée sur ses vêtements. Il semble cependant que le sens simple ne soit pas suffisant ici, comme c’est le cas dans de nombreux endroits de la Bible. La description que les filles font de Moïse comme un “homme égyptien” est totalement contraire à la raison de son arrivée à Madian, car il est venu à la suite de sa fuite d’Égypte après avoir sauvé un “Hébreu, un de ses frères” en tuant “un Égyptien” frappant un Hébreu. Il est difficile d’ignorer ces deux sens opposés de l’expression “homme égyptien” dans cette histoire. […] Lorsque Moïse a fui l’Égypte, la conscience de son identité est restée dans ce pays, aux côtés de ses frères esclaves. Dans la maison de Pharaon, Moïse combattit la famille royale pour son identité et s’identifia à ses frères “dans leurs fardeaux”, tandis qu’au pays de Madian, il se retrouva loin de ses frères et de son pays, et son identité fut mise à mal. » (R. Yoel Bin-Nun, “Shemot | Moshe’s Identity Struggle — Which Child Was Not Circumcised, and Why?” [traduit en anglais par David Strauss], site de la Yeshivat Har Etzion [en ligne]).

Et, puisque Moïse restera en terre de Madian pendant plusieurs décennies, deviendra-t-il un Midianite ? La réponse à cette question nous est fournie lors de la naissance de son fils aîné, Gersom. Il l’appelle ainsi car « “Je suis un émigré sur une terre étrangère” »⁵⁰, montrant par là qu’il n’a pas adopté l’identité d’un Midianite. Ce fait, selon le Rav Bin-Nun, pourrait être la clé qui nous permettrait de comprendre pourquoi Moïse n’a-t-il pas procédé à la circoncision de Gersom. En effet, les Midianites, étant descendants d’Abraham et de Ketoura, doivent également procéder à la circoncision le huitième jour du nourrisson⁵¹. Or, il n’est pas farfelu de considérer l’idée selon laquelle les Midianites procédaient à la circoncision, certes, au nom de l’alliance contractée avec Abraham, mais, en tant que descendant de Ketoura, et non des Patriarches. Selon le Rav Bin-Nun, procéder à la circoncision de Gersom dans ces conditions ferait de lui (ainsi que son père) un Midianite et non un Hébreu :

« Cette question peut être résolue si nous comprenons que les Midianites pratiquaient la circoncision dans le but d’appartenir à la postérité d’Abraham par le biais de Ketoura, de sorte que circoncire le fils aîné de Moïse dans la maison du prêtre de Madian l’aurait transformé, ainsi que Moïse son père et Séphora sa mère, dans une famille midianite. C’est précisément contre cela que Moïse s’est battu, comme il l’avait déclaré en nommant l’enfant. Moïse n’aurait pas pu remplir l’alliance des Patriarches à Madian, alors que cela aurait clairement signifié devenir un Midianite. Il aurait été impossible d’y pratiquer la circoncision comme si l’enfant faisait partie du peuple d’Israël ! Selon cette compréhension, c’est précisément la lutte de Moïse pour préserver son identité qui l’a empêché de circoncire son fils dans un “pays étranger”, alors que sa femme et son beau-père souhaitaient ardemment circoncire l’enfant. Seul le nom de l’enfant les en empêchait⁵², car il s’agissait d’une déclaration de la lutte de Moïse contre la circoncision comme signe de l’identité midianite⁵³. » (R. Yoel Bin-Nun, “Shemot | Moshe’s Identity Struggle — Which Child Was Not Circumcised, and Why?” [traduit en anglais par David Strauss], site de la Yeshivat Har Etzion [en ligne]).

De fait, selon le Rav Bin-Nun, c’est seulement en quittant la terre de Madian qu’il devient possible d’intégrer Gersom au sein de l’alliance avec les Patriarches :

« La Tora a avancé l’avertissement concernant la plaie des premier-nés et sa signification dans le passage concernant la circoncision du premier-né de Moïse, car c’est seulement là que le lien entre le sang salvateur de l’alliance des Patriarches et le sang salvateur de l’offrande pascale s’exprime — et précisément avec celui qui était tellement détaché de son peuple et de ses frères qu’il ne pouvait pas circoncire son premier-né, parce qu’il était étranger dans “un pays étranger”. Par cette circoncision, il est revenu à l’alliance de ses ancêtres⁵⁴. Par conséquent, Dieu n’a pas rencontré Moïse au sujet de la circoncision dans le pays de Madian, mais seulement lorsqu’il l’a quitté — “Et cela arriva, sur le chemin, à l’auberge”. Ce n’était pas non plus au pays d’Égypte où Moïse était censé circoncire son fils, selon sa compréhension. Moïse a été envoyé pour faire sortir les Israélites d’Égypte, et non pour rétablir sa propre identité et leur identité en tant que congrégation des enfants d’Israël, “mes frères qui sont en Égypte” ». (R. Yoel Bin-Nun, “Shemot | Moshe’s Identity Struggle — Which Child Was Not Circumcised, and Why?” [traduit en anglais par David Strauss], site de la Yeshivat Har Etzion [en ligne]).

C’est d’ailleurs après que cet action d’entrer Gersom dans l’alliance des Patriarches a été accomplie que la rencontre avec Aaron pour accomplir la mission que D.ieu a confié à Moïse pourra se faire⁵⁵. Mais, ceci est une autre histoire.

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Notes additionnelles et bibliographie

[1],[20] Traduction reprise d’André Chouraqui. Nous avons modifié les temps.

[2] Exode, 18 : 4.

[3] Le Targoum ʾOnqelos (sur Exode, 4 : 25) traduit cette expression parבִּדְמָא דִּמְהוּלְתָּא הָדֵין אִתְיְהֵיב חַתְנָא לַנָא (biḏmaʾ dimhoultaʾ haḏén ʾiṫyehéḅ ḥaṫnaʾ) — « Avec ce sang de circoncision, un mari nous est donné » –, mais nous peinons à comprendre exactement ce que cela voudrait dire. Rashi (sur Exode, 4 : 25) interprète cette expression différemment : « Tu as été la cause que mon époux ait pu se faire tuer à cause de toi. Tu aurais été le meurtrier de mon mari », mais nous éprouvons des difficultés à concevoir le fait que Séphora adresserait ces paroles à son propre enfant, qui n’est pas la cause de sa propre incirconcision.

[4] Le Targoum ʾOnqelos (sur Exode, 4 : 26) traduit cette expression parאִלּוּלֵי דְּמָא דִּמְהוּלְתָּא הָדֵין אִתְחַיַּיב חַתְנָא קְטוֹל (ʾilloulé demaʾ dimhoultaʾ hadén ʾiṫḥayyaḅ ḥaṫnaʾ qeṭol) — « Sans ce sang de circoncision, mon mari aurait mérité d’être tué » –, ce qui impliquerait que c’est Moïse qui a manqué d’y passer à cause d’une faute (le fait de ne pas avoir circoncis son fils). En revanche, pour Rashi (sur Exode, 4 : 26), le verset ne ferait pas référence au sang de la circoncision en tant que tel, mais au sang de Moïse sur le point d’être versé. Cependant, Moïse a-t-il vraiment commis un péché ? Si tel est le cas, pourquoi le texte ne le mentionne-t-il pas ?

[5] Rashi sur Exode, 4 : 24.

[6] Voir aussi Talmuḏ Yeroushalmi, traité Neḏarim, 3 : 9, 38b.

[7] Josué, 5 : 2–7.

[8] Genèse, 17 : 14. Voir Mishné Tora, Hilkhoṫ Mila, 1 : 1–2 ; Shoulḥan ʿAroukh, Yoré Deʿa, 261 : 1.

[9] Selon Rashi, le RaN, et le Shiṭa Meqoubéṣéṫ (sur Neḏarim 32a), Moïse et sa famille étant proches du territoire égyptien à ce moment-là, il n’y aurait pas eu de danger pour procéder immédiatement à la circoncision de son fils. Voir aussi Daʿaṫ Zeqenim sur Exode, 4 : 24.

[10] Fink, Lawrence H. (1993). “The Incident at the Lodging House”, Jewish Bible Quarterly; vol. 21, p. 239.

[11] Maller, Allen S. (1993). “The Bridegroom of Blood”, Jewish Bible Quarterly; vol. 20, p. 96.

[12] Selon le Rosh, le RaN, et le Maharshaʾ (sur Neḏarim 32a), l’enfant est appelé ḥaṫan en raison du fait qu’on le réjouit avec son tout premier commandement. Voir aussi Rav Joseph H. Hertz (1937), Hertz Chumash, note 25 p. 221.

[13] Fink, Lawrence H. (1993). “The Incident at the Lodging House”, Jewish Bible Quarterly; vol. 21, p. 238.

[14] Mishna, traité Neḏarim, 3 : 11 [trad. Moïse Schwab].

[15] Kulp, Joshua. English Explication of Mishna, traité Neḏarim, 3 : 11.

[16] Deutéronome, 34 : 10.

[17] Talmuḏ Baḅli, traité Pesaḥim, 4a ; traité Yoma, 28b ; cf. Mishné Tora, Hilkhoṫ Mila, 1 : 8 ; Shoulḥan ʿAroukh, Yoré Deʿa, 262 : 1.

[18] Deutéronome, 33 : 1.

[19] Ralbag, Toʿaloṫ sur Exode, 4 : 24.

[21] D’ailleurs, la Peshiṭta (sur Exode, 4 : 24) et le Targoum samaritain de l’Exode (4 : 24) identifient clairement l’individu assailli comme étant Moïse.

[22] Les targoumim traduisent par מַלְאֲכָא דַיְיָ (malʾakhaʾ dAdo-naï) » , les Septante par ἄγγελος κυρίου (ángelos Kýrios), et Rav Saʿadia Gaʾon (Tafsîr sur Exode, 4 : 24) par מַלַכֻּ אַללָּהִ (malakou ʾAllahi), qui veulent dire « l’ange du Seigneur ».

[23] Guide des Egarés, II : 48. Le fait d’attribuer tout ce qu’il se passe à D.ieu, et non à des forces indépendantes ou des entités démoniaques (comme c’est le cas pour le Livre des Jubilés [48 : 1–3], un pseudépigraphe , qui affirme que Moïse a été attaqué au gîte par Mastêmâ, prince des démons) permet, en conséquence, de démythologiser le monde qui nous entoure.

[24] Psaumes, 104 : 4. Voir le Rambam dans Guide des Egarés, II : 6 ; et les notes 41 à 46 sur ce chapitre dans la traduction en hébreu du Guide par Mori Yoséf Qafiḥ. Voir aussi Rav Moshe Ben-Chaim, Religion of Reason, pp. 69–70.

[25] Voir Ibn Ezra, premier commentaire sur Exode, 4 : 24. De notre point de vue, cela serait la signification de l’image présentée par Rabbi Yehouda bar Bizna (Talmuḏ Baḅli, traité Neḏarim, 32a) de deux anges, ʾAf (« colère ») et Ḥéma (« fureur ») [cf. Psaumes, 37 : 8], qui avalent Moïse jusqu’à ses pieds (voir aussi un midrash parallèle dans Shemoṫ Rabba, 5 : 8).

[26] Traduction d’après Samuel Cahen.

[27] Ibn Ezra, deuxième commentaire sur Exode, 4 : 24.

[28] Sarna, Nahum M. (1991). Exodus: The Traditional Hebrew Text with the New JPS Translation, p. 24.

[29] Dans sa traduction de la Tora en italien, Samuel David Luzzatto traduit le verset 4 : 24 ainsi : « Ora, durante il viaggio, nell’albergo, il Signore lo assalì [colpì di grave malattia uno dei figli di Mosè], e minacciava di farlo morire.» (« Or, pendant le voyage, dans l’auberge, le Seigneur l’attaqua [il frappa un des fils de Moïse d’une grave maladie] et menaça de le tuer »).

[30] Voir aussi Radaq, Séfèr HaGalouï, p. 68 ; et Samuel David Luzzatto sur Exode, 4 : 24. Certaines traditions midrashiques (Mekhilta De-Rabbi Yishmaʿél, masekhta deʾAmaléq, Yiṫro section 1 ; Targoum Pseudo-Jonathan sur Exode, 4 : 24 ; Targoum Neofiṭi sur Exode, 4 : 24) évoquent également l’incirconcision de Gersom, et le justifient par le fait que Jethro aurait refusé que Moïse ait recours à cette opération et que ce dernier lui promette de l’élever dans l’idolâtrie. Bien que cela permette d’établir un lien avec le verset : « Les enfants de Dan érigèrent l’idole à leur usage; et Jonathan, fils de Gersom, fils de Manassé, ainsi que ses descendants, servirent de prêtres à cette tribu jusqu’au jour où elle fut exilée du pays » (Juges, 18 : 30), où, dans le texte massorétique, le nom de Manassé est écrit מְנַשֶּׁה (Me-na-Šè-H), laissant clairement transparaître le nom מֹשֶׁה (Mo- Šè-H), elle devient tout de suite très problématique à accepter si nous l’acceptons dans sa littéralité : comment le prophète de D.ieu aurait-il pu accepter un tel serment ? Nous ne répèterons jamais assez que les midrashim ne doivent pas être acceptés dans leur littéralité, et que nous devons fournir des efforts pour les décoder. Selon Maller, ce midrash vise à mettre en exergue la gravité des mariages mixtes, et des conséquences qui peuvent survenir ensuite. A propos de l’identité de Jethro au moment des faits, voir : https://alhatorah.org/Yitro_%E2%80%93_Religious_Identity/1

[31] Genèse, 32 : 23.

[32] Nombres, 21 : 24 ; Deutéronome, 31 : 6 ; Josué, 12 : 2 ; Juges, 11 : 13, 22.

[33] Le nom יִשְׂרָאֵל (Yisraʾél) est dérivé du mot יָשָׁר (yashar), qui signifie « droit », « juste ».

[34] A ce propos, voir Rav Moshe Shamah. (2015). Recalling the Covenant, pp. 154–159.

[35] Nombres, 22 : 35.

[36] Rav Joshua Waxman. (2005). “parshat Balak: Bilaam Was His Donkey”. parshablog (en ligne). Permalien : https://parsha.blogspot.com/2005/07/parshat-balak-bilaam-was-his-donkey.html

[37] Nombres, 24 : 13.

[38] Ibn Kaspi sur Exode, 4 : 25.

[39] De notre point de vue, le fait que Séphora aurait agi instinctivement pourrait expliquer, si c’est bel et bien son fils qui est tombé gravement malade et non Moïse, pourquoi est-ce Séphora qui prend l’initiative de procéder à la circoncision de son fils, et non Moïse.

[40] Toutefois, Ibn Kaspi pense que la circoncision a déjà eu lieu auparavant : le but étant, selon lui, de produire du sang afin de guérir la maladie de Moïse, comme le voudrait la croyance populaire qu’il évoque, et c’est pour cette même raison qu’Ibn Kaspi pense que les Hébreux ont été ordonnés de répandre le sang de l’agneau pascal sur les poteaux et le linteau de leurs demeures (à ce propos, voir la note suivante).

[41] Ibn Kaspi était d’opinion que la Tora intègre, sans nécessairement les approuver, les croyances populaires de ces temps, y compris celles qui sont erronées. Telle est son explication de l’adage דיברה תורה כלשון בני אדם (diḅré Tora kilshon bené ʾAdam) — « la Tora parle le langage des hommes » –. A ce propos, voir Twersky Isadore, Dahan Gilbert. “Joseph Ibn Kaspi : portrait d’un intellectuel juif médiéval”. In: Juifs et Judaïsme en Languedoc. Toulouse : Éditions Privat, 1977. pp. 185–204. (Cahiers de Fanjeaux, 12). Permalien : www.persee.fr/doc/cafan_0575-061x_1977_act_12_1_1170

[42] Exode, 12 : 7.

[43] Ibid. 48.

[44] D’ailleurs, nous pouvons également supposer que, lorsque le verset dit (Exode, 4 : 25) : « Séphora saisit un caillou, retrancha l’excroissance de son fils et la jeta à ses pieds… » (il n’est pas clair s’il s’agit des pieds de Moïse ou de son fils, sachant que, comme le remarque le Ḥazzeqouni, il pourrait s’agit d’un euphémisme désignant les parties génitales [cf. Samuel II, 19 : 25]), il s’agit également d’une préfiguration du répandage du sang sur les poteaux et le linteau des maisons par les enfants d’Israël (voir Ibn Ezra, premier commentaire sur Exode, 4 : 25 ; Sarna, N. Exodus, p. 26).

[45],[46] Sarna, Nahum M. (1991). Exodus: The Traditional Hebrew Text with the New JPS Translation, p. 26.

[47] Voir Rav Moshe Shamah. (2015). Recalling the Covenant, pp. 303–304.

[48] Le Rav Bin-Nun montre que, si la majorité des Hébreux n’étaient pas circoncis, la Tora aurait dû décrire une circoncision de masse semblable à ce qu’il se passe dans le Livre de Josué (5 : 2–9), où les Hébreux ont procédé à cette opération avant de pouvoir consommer l’agneau pascal à Gilgal. Cela expliquerait d’ailleurs les paroles de nos Sages, qui sont d’avis que la fille de Pharaon a pu deviner que Moïse était un Hébreu (Exode, 2 : 6) grâce à sa circoncision (voir Talmuḏ Baḅli, traité Soṭa, 12b ; Shemoṫ Rabba, 1 : 29).

[49] A propos de l’identité réelle de Jethro, voir Bellahsen, Nissim. (2021). Puzzles Bibliques, pp. 391–403.

[50] Exode, 2 : 2.

[51] Genèse, 17 : 9 ; Talmuḏ Baḅli, traité Sanhédrin, 59b ; Mishné Tora, Hilkhoṫ Melakhim wouMilḥamoṫ, 10 : 7–8.

[52] Pour le Rav Bin-Nun, un nom a une signification semblable à l’obligation contractée par un serment.

[53] Puisque la Tora n’a pas encore été donnée, il ne peut être affirmé, selon le Rav Bin-Nun, que la circoncision est une prescription à accomplir dans n’importe quelle situation, en particulier lorsqu’elle est réalisée au nom de l’idolâtrie ou dans le but de rejoindre une autre nation.

[54] Nous pourrions même dire que, par cet acte, Séphora quitte son identité midianite pour devenir une femme hébreu, ou qu’elle procède elle-même à une « circoncision du cœur » comme le suggère Rav Lévi ben Abraham dans son Livyat Ḥen. Incidemment, lorsque le texte décrit l’acte de circoncision par Séphora : ותקח צפרה צר ותכרת את ערלת בנה, les Samaritains comprennent le mot בנה comme se lisant binnah (« compréhension »), tandis que nous le comprenons comme se lisant benah (« son fils »), montrant par-là qu’elle procède à la circoncision de son cœur, abandonnant ses anciennes opinions erronnées (voir Tsedaka, Binyamim. (2013). The Israelite Samaritan Version of the Torah, note sur Exode 4 : 24–26, pp. 132–137). En revanche, selon le texte samaritain, elle procède « littéralement » à la circoncision de son cœur en se coupant la peau de sa poitrine près du cœur.

[55] D’ailleurs, c’est le même verbe וַיִּפְגְּשֵׁהוּ (ṿayyifgeshéhou) qui est utilisé lorsque Moïse rencontre Aaron, suggérant un lien thématique avec l’épisode de « l’époux de sang ».

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Et je te bâtirai sur le saphir

Géologue de formation qui, parfois, écrit sur la parasha de la semaine, les fêtes juives, et éventuellement tout ce qui lui passe par la tête.