Tout baigne ???

Une seġoulla bien huileuse…

Et je te bâtirai sur le saphir
6 min readDec 13, 2023

Ḥanouka saméaḥ !

Après cette longue absence (contrairement à ce qui se dit, être enseignant, ce n’est vraiment pas pour les fainéants!), me voici (brièvement) de retour pour envoyer du lourd.

Malheureusement, comme toutes les fêtes, Ḥanouka a son lot de publicités mensongères promettant monts et merveilles, surtout si vous êtes en galère de travail, de progéniture, ou de conjoint. Après tout, quoi de plus séduisant que d’essayer de régler notre galère sans fournir le moindre effort ? Au pire, ça marche pas, et pis c’est tout !

Sauf que, comme nous allons le voir, cela n’est pas tant sans conséquence…

Une certaine organisation francophone juive a publié cette publicité en story sur les réseaux sociaux :

L’image de la pub

Je trouve que cette publicité, à elle seule, résume pourquoi ***toutes*** les seġoulloṫ sont fausses et problématiques.

Cette seġoulla affirme que Rabbi Maïmon HaDayan, le père du Rambam, affirme que celui qui prépare des beignets frits dans beaucoup d’huile et enduits de miel à Ḥanouka “recevra une bénédiction dans la Parnassa de toute l’année et verra des délivrances.” Et que personne ne devrait dénigrer cette coutume.

En cherchant un peu, on trouve ce texte, attribué à Rabbi Maïmon HaDayan (j’ai traduis depuis l’anglais):

“Il ne faut être laxiste envers aucune coutume, même si elle est légère, et chacun est obligé de préparer un repas de fête et de se réjouir de faire connaître le miracle que D.ieu a fait pour nous ces jours-là. Aujourd’hui, la coutume s’est répandue de fabriquer des Sufganiyot, connus en arabe sous le nom de Spingim. C’est une vieille coutume selon laquelle la pâte est pétrie avec de l’huile en commémoration du miracle. Rabbénou Nissim écrit dans Megillat Setarim que toutes les coutumes de la nation juive, y compris cette coutume, ne doivent pas être rabaissées… comme l’a déclaré le prophète « ne délaisse pas les instructions de ta mère » (Proverbes 1 : 8).”

Plusieurs points méritent notre attention. Nous allons les résumer en 8 (comme les lumières de Ḥanouka) :

  1. Comme le montre le Rav Natan Slifkin, cette source attribuée à Rabbi Maïmon HaDayan ***n’existe pas*** !
  2. A aucun moment, cette “source” n’affirme que le fait de consommer des beignets à Ḥanouka possèderait des vertus surnaturelles pour la “Parnassa de toute l’année” et les “délivrances”, contrairement à ce que nous vante cette pub.
  3. S’il ne faut pas négliger cette coutume, comment se fait-il que son fils ne la mentionne absolument pas dans son Mishné Tora ou dans aucune de ses responsa? D’ailleurs, l’auteur de l’article, qui rapporte la lettre de Rabbi Maïmon HaDayan, le Rav Yaakov Goldstein, écrit :

“Voir Sefer Maiy Hanoucca du Rav Yitzchak Ratzabi p. 55 [qui écrit] qu’au Yémen, ils n’étaient pas habitués à manger des aliments frits ou des Soufganiyot, et cela n’a commencé qu’à leur arrivée en Israël.”

Cela implique que les Juifs Yéménites, qui suivent les lois codifiées dans le Mishné Tora du Rambam, ainsi que ses enseignements, n’ont absolument pas eu vent de cette coutume, si importante selon cette “source” !!! Cela jette assurément l’opprobe sur son authenticité !

4. Si nous connaissons le parcours intellectuel de la famille Maïmonide, le mensonge devient encore plus flagrant ! En effet, le Maître de Rabbi Maïmon HaDayan est le Rav Joseph ibn Megas, lui-même élève du Ri”f. Comme l’enseigne Ibn Megas, seul le Talmud de Babylone peut être considéré comme une source de loi pratique pour l’ensemble du peuple d’Israël. D’après cette école de pensée, une coutume est une pratique qui est (1) édictée par le tribunal rabbinique ou (2) approuvée par le tribunal rabbinique. De fait, (1) seul le Bét Din HaGadol peut imposer une coutume pour tout le peuple d’Israël (les tribunaux rabbiniques locaux ne peuvent imposer leur juridiction que sur les localités sur lesquelles leur autorité est acceptée), (2) une pratique, aussi populaire soit-elle, n’a aucune force de loi en tant que telle. De fait, le verset rapporté « ne délaisse pas les instructions de ta mère » (Proverbes 1 : 8) ne peut faire office de principe juridique général (qui n’est d’ailleurs rapporté ni par le Ri”f ni par le Rambam, qui se considérait comme l’élève d’Ibn Megas), quand bien même cette soi-disant pratique serait ancienne. Ce point de vue que nous pouvons voir dans cette “source” à propos des coutumes ressemble quand même à s’y méprendre à ce que nous pouvons trouver dans le monde halakhique ashkénaze…

5. Cela implique donc le fait que la phrase“chacun est obligé de préparer un repas de fête et de se réjouir de faire connaître le miracle que D.ieu a fait pour nous ces jours-là” est totalement incohérente avec la pensée de Rabbi Maïmon HaDayan : les Sages du Bét Din HaGadol n’ont absolument pas ordonné qu’il faille organiser des repas de fêtes à Ḥanouka (ni le Ri”f ni le Rambam le codifient non plus), donc comment est-ce que Rabbi Maïmon HaDayan peut-il prétendre que chacun est “obligé de préparer un repas de fête”? De plus, le fait de se réjouir de faire connaître le miracle de D.ieu ne passe pas par le repas, mais bien par l’allumage de la bougie et le chant du Hallél!

6. Le point que nous avons évoqué à propos des coutumes corrobore également avec celui des Géonim ! Comment donc Rabbénou Nissim Gaon aurait-il pu écrire une telle énormité au regard de ce que pensaient ses contemporains ou ses prédécesseurs ? La vérité est que, malheureusement, bien souvent, ce qu’on attribue aux Géonim dans les décisions halakhiques de rabbins issus de pays ashkénazes ne sont souvent que des apocryphes ou des pseudépigraphes servant la plupart du temps à appuyer leurs propres conclusions (certains de ces rabbins ignorant le fait qu’il s’agissait d’un faux…mais d’autres le faisaient sciemment). Non seulement nous n’avons aucune preuve de l’authenticité de ce passage qu’on attribue à Rabbénou Nissim Gaon, mais, même en partant du principe que c’est vrai, cela ne fait aucun doute que ce n’est pas un argument d’autorité suffisant pour obliger à consommer des beignets à Ḥanouka ! (et ce que nous venons d’écrire s’applique également à Rabbi Maïmon HaDayan lui-même si nous considérons cette lettre comme authentique).

7. Cette emphase sur le seul miracle de la fiole d’huile (ce qui justifierait les beignets à l’huile) pour Ḥanouka est lui-même sujet à débat, car même le Rambam rapporte la victoire militaire des Hasmonéens contre les Séleucides, et le retour d’une certaine souveraineté politique et religieuse sur la terre d’Israël. Mais, de plus, inconsciemment, elle instille l’idée en nous que, puisque D.ieu a produit un miracle pour les Hasmonéens, Il pourrait très bien reproduire un miracle pour nous avec si peu si nous le diffusons…

D’un point de vue maïmonidien, il n’existe pas de coutume “gentille” ou “innocente”, car les actes que nous accomplissons ont une influence sur notre psyché : nous faisons la distinction entre le symbolique, qui est un “signifiant” qui dirige notre esprit vers un “signifié”, et l’icônique, qui vise à prêter à des entités des propriétés qui lui seraient propres. De fait, sous couvert d’un “symbole” rappelant le miracle de la fiole d’huile, la publicité en question, en attribuant des propriétés à un beignet à cette période de l’année, transforme en fait ce symbole en une icône…

8. D’après le Rav Hayyim Angel, les Pesiqta Rabbati affirment que le passage suivant a été envisagé en tant que haphṭara pour Ḥanouka :

En ce temps-là, j’inspecterai Jérusalem avec des lampes, et je frapperai tous ces hommes qui demeurent accroupis sur leur lie, disant en leur cœur: “L’Eternel ne peut faire du bien ni causer de dommage.” — Cephania, 1 : 12

Dans ce chapitre, le prophète Cephania rapporte la vision du jugement de Jérusalem pour avoir accompli le culte des idoles et des mauvaises actions. Notons cette phrase :

“et je frapperai tous ces hommes qui demeurent accroupis sur leur lie, disant en leur cœur: “L’Eternel ne peut faire du bien ni causer de dommage.”

C’est exactement tout le problème des seġoulloṫ : en prêtant des pouvoirs à des objets ou à un rabbin (juste parce que c’est le père du Rambam), elles instillent l’idée que nous avons précisément souligné en gras…

Si vous voulez avoir une parnassa, trouvez-vous un travail (Qidoushin, 30a)…

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Et je te bâtirai sur le saphir

Géologue de formation qui, parfois, écrit sur la parasha de la semaine, les fêtes juives, et éventuellement tout ce qui lui passe par la tête.